Chapitre 10
Plus un homme est
mauvais, plus son sommeil est profond car s’il avait une
conscience, il ne serait pas un misérable.
Dans l’immobilité de la mi-journée, les coups de feu s’étaient entendus très loin, et comme je l’appris plus tard, remarquant notre absence, nos amis avaient commencé les recherches. Lorsque nous émergeâmes de l’entrée de l’oued, je vis Abdullah qui approchait, à une vitesse dont je ne l’aurais jamais cru capable. Quand il nous aperçut il s’arrêta, les yeux écarquillés, puis il se recroquevilla par terre, se couvrant la tête de ses bras. Il resta ainsi, aussi immobile qu’une statue, jusqu’à ce que nous arrivions près de lui.
— J’ai échoué, fit une voix sépulcrale sous les plis d’étoffe, je vais retourner à Aziyeh et m’asseoir au soleil, avec les autres vieillards séniles.
— Levez-vous et cessez vos mélodrames, espèce de vieil imbécile ! grogna Emerson. En quoi avez-vous échoué ? Je ne vous ai pas embauché comme bonne d’enfant.
C’est là l’idée que se fait Emerson d’un réconfort amical. Il poursuivit son chemin sans attendre de réponse. Les autres étaient en vue maintenant, sous la direction de Cyrus, et je le laissai donc s’éloigner sans moi. Lentement, Abdullah se redressa de toute sa hauteur. Il aime le drame, c’est vrai, comme la plupart des Égyptiens, mais je vis que son visage digne était tendu par l’angoisse et le remords.
— Sitt Hakim, commença-t-il.
— Assez, mon ami, Allah lui-même ne pourrait arrêter Emerson quand il a décidé de faire une bêtise. Il vous doit la vie, je le sais et lui aussi. Simplement, il a une façon assez peu conventionnelle d’exprimer sa gratitude et l’affection qu’il vous porte.
Le visage d’Abdullah s’éclaira. Jugeant mal adapté à mon propos le vocabulaire sonore et digne de l’arabe classique, je continuai en anglais :
— Il nous faudra le surveiller d’encore plus près, c’est tout. Je vous jure, par moments il est encore plus pénible que Ramsès !
*
* *
Heureusement, Emerson se sentait un peu faible, de sorte qu’il suffit de dix minutes de hurlements continus pour le convaincre de retourner à la dahabieh – mais il n’y consentit qu’après avoir sermonné René et Charles touchant la poursuite des fouilles et insisté pour qu’Abdullah reste superviser les travaux. Il refusa de s’appuyer sur Cyrus ou sur moi, mais quand Bertha s’approcha – son voile dissimulant parfaitement toute émotion qu’elle eût pu ressentir – il accepta le bras qu’elle lui offrait.
Efficace et silencieuse, elle m’assista dans ma tâche médicale, jusqu’à ce que je commence à suturer la plaie. Fortifié par un verre de brandy et son obstination, Emerson n’émit pas le moindre son durant toute l’opération, à laquelle je ne pris moi-même aucun plaisir. Quand j’eus fini, je vis la jeune femme recroquevillée dans un coin de la pièce, me tournant le dos.
— C’est incroyable ce que les gens peuvent faire d’histoires pour une simple aiguille, remarquai-je en coupant des morceaux de sparadrap.
— Oui, n’est-ce pas ? opina Cyrus en se retournant, si vous me laissiez finir, Amelia ? Ça n’a pas dû être drôle pour vous…
— Ha ! fit Emerson, toujours allongé.
— J’en ai pour une minute, répliquai-je, vous voyez bien qu’il aurait été impossible de fixer du sparadrap sur ces moustaches.
Emerson déclara son intention de retourner travailler séance tenante. Après une discussion plutôt bruyante, il finit par accepter de se reposer pour le reste de la journée, à condition que nous le laissions absolument seul. Je refermai la porte de sa cabine, comme il m’en priait, et m’autorisai enfin à pousser un soupir.
— Ma pauvre petite, s’apitoya Cyrus, ça a dû être bien pénible pour vous. Vous avez été très courageuse.
— Oh, j’ai l’habitude de repriser Emerson. Mais il s’en est fallu de si peu ! Nous ne pouvons continuer à repousser ainsi les assauts au fur et à mesure. La meilleure défense, c’est l’attaque. Il faut prendre l’offensive !
Cyrus tira sur sa barbiche.
— Je savais que vous diriez ça. Vous êtes aussi terrible que lui, Amelia, c’est la deuxième fois que vous vous éclipsez et me faites friser la crise cardiaque. Je m’emploie de mon mieux à vous protéger…
— Je le sais bien, Cyrus, et j’apprécie vos bons soins, mais si je puis me permettre : le rôle de la pauvre petite femme en peine de mâle protection ne me sied pas.
Cette fois, ce fut Cyrus qui soupira.
— Okay. Mais faites-moi la faveur de me tenir au courant de vos projets, d’accord ? Que comptez-vous faire maintenant ?
— Je retourne au village.
— Alors je vais avec vous.
Nous eûmes une agréable conversation avec le maire. Quand je lui racontai ce qui s’était passé, il leva les bras au ciel et invoqua tous les saints du calendrier musulman, en commençant par le Prophète lui-même. Il protesta de son innocence et de celle du village en général. Je lui assurai que jamais je ne punirai un village entier pour les méfaits d’un seul homme, comme le font parfois certaines autorités tyranniques. Puis je lui fis une proposition qu’il ne put refuser. Nous longions la rive vers la passerelle quand Cyrus retrouva enfin sa voix.
— Mort ou vif ? C’est une fameuse idée d’offrir une récompense, mais étiez-vous obligée de dire…
— Ce n’est que pure rhétorique arabe, le rassurai-je, juste pour mettre un peu d’emphase.
— C’est efficace, pour sûr. « Sa tête dans un panier », ça c’est expressif.
— J’ai bien précisé que je le préférais vivant. Mais je prendrai ce qu’on me donnera.
Cyrus, secouant la tête, se dirigea vers ses quartiers, et j’allai jeter un coup d’œil chez Emerson. Il dormait profondément, comme je m’y attendais, car j’avais glissé un rien de laudanum dans sa carafe d’eau. Rassurée sur ce point, je gagnai ma cabine, non pour me reposer comme je l’avais promis à Cyrus, mais pour préparer ma prochaine action.
Ma stratégie était au point quand les travailleurs épuisés revinrent du chantier. Le plus difficile était de décider qui mettre dans la confidence, et jusqu’à quel point. Je n’attendais pas la moindre coopération d’Emerson, mais j’espérais, d’une façon ou d’une autre, l’amener à exposer ses intentions concernant les fouilles. Je craignais que Cyrus n’eût pas complètement abandonné son idée absurde mais charmante de me protéger ; il me faudrait donc trouver le moyen d’échapper à son attention quand il ne me convenait pas de l’accepter. Les hommes sont parfois de terribles nuisances ; la vie serait bien plus simple si nous autres femmes n’étions pas obligées de leur passer certaines de leurs petites manies.
Plus simple, mais bien moins intéressante. La vue de mon époux enfin imberbe, qui me regardait d’un air menaçant par-dessus la table du dîner, me fit courir un frisson par tout le corps et me rappela qu’aucun effort ne pouvait être trop grand pour le préserver du danger. À regret j’avais dû cacher la fossette de son menton, qu’il déteste et que j’adore. L’arête de son nez et sa lèvre supérieure étaient elles aussi déformées par des bandes de sparadrap. Mais sa forte mâchoire était enfin dévoilée ; le modelé splendide de sa joue intacte s’exposait à mes yeux aimants. Je m’apprêtai à le complimenter sur l’amélioration de son apparence quand Cyrus entra, s’excusant de son retard, avec l’air de ne pas savoir où se mettre. Je laissai tomber ma serviette.
— Cyrus ! vous avez rasé votre barbiche !
— Par solidarité, fit l’Américain en regardant Emerson.
— C’était inutile, vous auriez mieux fait de rester droit dans vos bottes, comme vous dites, vous autres Américains. Vous êtes ridicule.
— Pas du tout, intervins-je, étudiant le résultat, j’approuve, Cyrus, vous avez un menton bien modelé. En fait, cela vous rajeunit de dix ans.
Emerson détourna immédiatement la conversation en demandant à René de lui faire un compte-rendu du travail de l’après-midi.
— Vous aviez raison, professeur, dit René, la deuxième structure paraît être exactement de la même taille que celle d’à côté, cinq mètres sur dix. Les plans sont identiques, avec quatre pièces en tout. Dans une des pièces, nous avons trouvé un foyer avec un reste de plâtre noirci par la fumée au-dessus, et une partie du plafond s’est effondrée. Il était en paille tressée recouverte d’un plâtrage de boue…
— C’est le toit, pas le plafond, aboya Emerson, les maisons n’avaient qu’un étage. Le toit était desservi par un escalier, il était découvert mais on l’utilisait comme quartier d’habitation supplémentaire et comme resserre. Charles, et l’autre maison ?
Là encore, les conclusions d’Emerson s’avérèrent. La structure était plus vaste et plus complexe dans son plan que les autres maisons, le mur d’enceinte en formait les parois sud et est. Après quelques discussions complémentaires, Emerson annonça :
— Pas de doute. La grande maison appartenait à un contremaître ou un fonctionnaire. Nous avons là un village entouré d’un mur extérieur, et disposé avec une régularité qui nous indique qu’il a été conçu comme une unité, il ne s’est pas agrandi au hasard comme les villes ordinaires. Petrie a découvert un agencement similaire à Lahoun, je lui avais dit qu’il devait s’agir des demeures des ouvriers chargés de la construction et l’entretien de la pyramide qui se trouve à côté.
Il tenta d’incurver les lèvres à l’intention de Cyrus, mimique dont les effets furent quelque peu amoindris par les bandes de sparadrap qui lui encadraient le visage, puis ajouta :
— Vous voyez, Vandergelt, Akhenaton n’était pas si bête que cela. Notre village était habité par les ouvriers qui décoraient les tombes et par les gardes de la nécropole. Il n’aurait pu être mieux situé : à mi-chemin des deux groupes de tombes nobles, et tout près de l’oued où se trouve le sépulcre d’Akhenaton lui-même.
Cette affirmation dogmatique (dont des fouilles ultérieures prouvèrent l’absolue justesse) ne souleva aucune contradiction, mais ne provoqua pas non plus le moindre enthousiasme dans l’auditoire. Cyrus exprima le sentiment général en disant :
— Sapristi, Emerson, on ne trouvera rien d’intéressant dans ce village d’ouvriers misérables. J’espère bien que vous n’avez pas l’intention de fouiller tout le site, ça nous prendrait tout l’hiver.
— Voilà bien une opinion de dilettante ! s’exclama Emerson avec son tact habituel. Nous ne savons pratiquement rien sur l’habitat de l’ancienne Égypte, et encore moins sur la vie des gens modestes. D’un point de vue historique, une découverte de cette nature est bien plus importante qu’une tombe pillée, dont nous n’avons déjà que trop d’exemplaires.
— Je suis d’accord, approuvai-je. Maintenant que nous avons commencé, nous devrions faire le travail proprement, et rédiger une publication d’envergure où nous inclurions une comparaison entre notre village et celui de Lahoun.
Je savais qu’Emerson n’avait aucunement l’intention de suivre ce plan, mais qu’il continuerait d’argumenter tant que Cyrus exprimerait des vues différentes. Plutôt que d’être d’accord avec moi, il dut faire marche arrière.
— Je n’ai jamais envisagé plus qu’une simple exploration de ce village, dit-il en fronçant les sourcils. Dès que la maison du contremaître sera dégagée et répertoriée, nous irons ailleurs.
Charles parut se recroqueviller et je lui adressai un sourire rassurant.
— Je présume qu’ensuite nous nous attaquerons à la stèle ? dis-je.
— Ah oui, vous présumez ? grogna Emerson en me décochant un regard féroce. La stèle attendra. J’ai l’intention d’aller travailler dans l’Oued Royal.
De toute évidence, il s’attendait à ce que je proteste. Je le fis donc. Les hommes sont faciles à manipuler, les pauvres ! Quand enfin je cédai de mauvaise grâce, Emerson crut avoir gagné, tandis que je savais que c’était moi qui l’emportais. Où qu’il aille, nous irions, tous. L’union fait la force. C’est une maxime bien banale, mais comme toutes les maximes banales, elle est pleine de bon sens.
Après le dîner, Charles et René demandèrent la permission de se rendre au village, lequel s’enorgueillissait d’une sorte de café, où les hommes passaient leurs soirées à palabrer et paresser. Là, expliqua candidement Charles, René et lui espéraient améliorer leur maîtrise de l’arabe et renforcer leurs relations amicales avec les villageois. Je leur fis un court sermon maternel sur les dangers d’une familiarité excessive avec certaine partie de la population. Ils en furent fort embarrassés, mais j’aurais eu l’impression de négliger mes devoirs en ne leur disant rien.
Cyrus et moi nous réfugiâmes au salon pour un conseil de guerre. J’invitai Emerson à nous rejoindre, mais il refusa et partit vers sa cabine, comme je l’avais prévu. Ayant perdu beaucoup de sang, il avait besoin de repos. De plus, je voulais discuter de certains sujets en privé avec Cyrus.
— J’ai décidé de me confier entièrement à vous, Cyrus. Vous voudrez bien croire, j’espère, que ce n’est pas faute de foi en votre discrétion ou votre amitié que je me suis tue jusqu’à présent. J’ai juré de garder le secret, et je ne peux ni ne veux rompre ma promesse ; mais je crois que ce que je vais vous dire ne vous apprendra rien que vous n’ayez déjà compris.
Avec une gravité égale à la mienne, il répondit :
— Laissez-moi apaiser votre conscience, Amelia, en vous disant ce que je sais déjà. D’ailleurs, je ne pense pas être le seul qui soit parvenu à ces conclusions. Ceux d’entre nous qui connaissaient Willie Forth étaient au courant de l’histoire de son Oasis Perdue. Quelle plaie ! Notre principal souci était de l’empêcher de nous faire mourir d’ennui avec ses obsessions. Sur quoi, vous et Emerson rentrez de Nubie au printemps dernier avec une fillette que vous présentez comme la fille de Willie. En soi, ça ne veut pas dire grand-chose, elle aurait pu être élevée par de pauvres missionnaires inoffensifs, comme vous le prétendiez. Mais quand un individu escamote Emerson et fait allusion à l’un de vos récents voyages, je me dis qu’il ne se donnerait pas tant de peine simplement pour retrouver une mission baptiste. Quand on ajoute qu’il tente de vous ramasser, vous, Ramsès et la petite, Cyrus Vandergelt est amené à conclure que peut-être ce vieux fou de Willie Forth n’était pas si fou que ça.
— Et tout cela exprimé avec votre sagacité coutumière, mon cher Cyrus. Il serait malhonnête et déloyal de ma part de nier les faits, mais je ne peux vous donner plus de détails.
— Incroyable, murmura-t-il, une lueur lointaine dans l’œil. Je me disais bien que ça devait être vrai, mais l’entendre de votre bouche… Et, comme le disait Willie, c’est un immense trésor d’objets anciens et de pièces d’orfèvrerie ?
— En tout cas il y en a assez pour que les pilleurs s’y intéressent. C’est pourquoi Emerson et moi avons juré de ne jamais indiquer où se trouve l’Oasis.
— Oui, bien sûr, fit Cyrus distraitement.
— Nous connaissons l’identité du responsable de nos présents ennuis, et je crois savoir comment il a obtenu l’information qui l’a décidé à nous attaquer. Mais je crains qu’il ne travaille pas seul. En fait, nous savons qu’il a des complices ; il a dû engager Mohammed, l’homme qui a assailli Emerson aujourd’hui : ce serait une trop grande coïncidence si les deux incidents n’étaient pas liés. Mohammed avait quitté le village depuis des années, et si je comprends bien son caractère, il n’est pas homme à risquer un mauvais coup ou une peine de prison à cause d’une vieille rancune.
Cyrus se caressa le menton d’un air pensif.
— Emerson a beaucoup d’ennemis…
— C’est vrai. (Je sortis une feuille de papier du porte-documents que j’avais apporté.) J’en ai fait une brève liste cet après-midi.
Cyrus en resta bouche bée :
— Un, deux, trois… douze personnes assoiffées du sang d’Emerson ? Il a des journées bien remplies, ma parole !
— La liste est peut-être incomplète, avouai-je, Emerson avait des journées bien remplies même avant notre rencontre ; et de nouveaux candidats se présentent sans cesse. Ceux-là sont ceux que je connais personnellement. Oh, attendez, j’ai oublié Mr Vincey. Cela fait treize.
— J’espère que vous n’êtes pas superstitieuse, murmura Cyrus.
— Moi ? (J’émis un léger rire.) De toute façon, le nombre importe peu. Selon toute probabilité, plusieurs de ces gens sont morts ou en prison. Alberto… (J’inscrivis un point d’interrogation après son nom.) Alberto était en prison, j’en suis sûre. Je lui rendais visite de temps en temps quand nous passions par Le Caire, mais j’ai négligé de le faire ces dernières années. Habib… vous vous souvenez de Habib ?
— Oh oui ! Il a déjà essayé de fendre le crâne de mon vieux copain.
— Il n’avait pas l’air en bonne santé, et il y a déjà plusieurs années de cela. Il est peut-être mort. Mais nous devons absolument tenter de nous renseigner sur la situation actuelle de ces individus. Si l’un d’eux vient d’être libéré de prison, ou a disparu brusquement de son repaire habituel…
— Ça ne coûte rien d’essayer, dit Cyrus.
De toute évidence, il n’était pas convaincu par mon raisonnement, basé, je le reconnais, sur des éléments plutôt minces. J’ai toujours constaté que mes instincts, concernant les comportements criminels, m’étaient un guide plus fiable que la logique, mais j’avais le sentiment que cet argument n’aurait pas plus d’impact sur Cyrus qu’il n’en avait sur Emerson, bien que Cyrus eût sans doute exprimé ses réserves avec plus de tact.
Sourcils froncés, il parcourut la liste du regard. J’avais craint qu’un des noms évoque pour lui de pénibles souvenirs, mais il ne s’y arrêta pas et j’avais bien sûr trop de délicatesse pour le lui faire remarquer.
— Reginald Forthright, lut Cyrus, c’est le neveu du vieux Willie, celui dont les journaux parlaient ? Qui a sacrifié bravement sa jeune vie en recherchant son oncle ? Je le croyais mort ?
— Disparu dans le désert, rectifiai-je, mais ça me semble improbable qu’il soit impliqué. Pour commencer, il sait… Mais je n’en dirai pas plus ! Et puis Tarek aurait… Je crois que j’ai dit tout ce que je pouvais dire.
— Vos fréquentations ont vraiment des noms originaux, Charity Jones, Ahmed le Pou… Sethos ? Lui aussi, je le croyais mort.
— Vous plaisantez ! fis-je en souriant d’un air amusé. Il ne s’agit pas du pharaon du même nom, mort en effet depuis plusieurs milliers d’années. N’avez-vous jamais entendu prononcer ce nom dans un contexte moderne, Cyrus ? Vous le connaissez peut-être mieux sous le sobriquet de Maître du Crime ?
— Ça ne me dit rien, fit-il en haussant un sourcil, on dirait un personnage de roman-feuilleton… mais, attendez donc… Si ! J’ai entendu ce nom une fois, dans la bouche de Jacques de Morgan, l’ancien directeur du Département des Antiquités. Il avait un peu trop tâté de la bouteille ce soir-là, et racontait aussi que votre fils était possédé par un affrit ; alors quand il s’est mis à bredouiller ses histoires de Maître du Crime, je ne l’écoutais plus vraiment.
— Sethos n’est pas un affrit, bien qu’il possède certaines de leurs caractéristiques. Pendant des années il a contrôlé le marché noir des antiquités en Égypte. On ne le connaît que sous ses surnoms, et c’est un maître du déguisement, personne n’a jamais vu son vrai visage. C’est un véritable génie du crime…
— Vraiment ?
— Vraiment. C’est sans aucun doute le plus formidable de nos vieux adversaires, et selon toute logique il devrait être notre principal suspect. Il est très calé en égyptologie et contrôle une vaste organisation criminelle. Il est doté d’une intelligence supérieure et d’un sens poétique. La quête de l’Oasis Perdue possède toutes les qualités pour enflammer son imagination. Et puis, il a une… une rancune particulière contre mon mari.
— Ce n’est pas seulement le suspect le plus plausible, dit lentement Cyrus, il dépasse les autres d’au moins dix longueurs.
— J’espère que non, car nos chances de le mettre hors d’état de nuire sont quasi nulles. Nous pouvons traquer les autres et les retrouver, mais pas Sethos. De plus…
— Oui ?
— Aucune importance, murmurai-je. Du moins, c’est ce qu’Emerson dirait. Il ne faut pas qu’il voie cette liste.
— Ce serait sans effet, s’il ne se les rappelle pas. Mais ça restera entre vous et moi, Amelia.
Le visage de Cyrus trahissait sa joie de pouvoir me venir en aide.
— Nous mettrons la police sur les traces de ces messieurs-dames, poursuivit-il, autant s’adresser directement au sommet. Si vous pouvez me confier une copie de cette liste, j’enverrai un télégramme au consul-général britannique, Sir Evelyn Baring. Nous avons été en relation. C’est l’homme le plus puissant d’Égypte et…
— Je le connais bien, Cyrus, c’était un ami de mon père, et il s’est toujours montré très obligeant. Je lui ai déjà écrit une lettre. Ce mode de communication me semblait plus approprié car la situation est assez complexe pour nécessiter quelques explications. Selim ou Ali pourraient prendre le train de demain et lui remettre la lettre en main propre.
— Comme d’habitude, vous dominez la situation, ma chère, mais j’espère que vous ne verrez pas d’objections à ce que je fasse ma petite enquête de mon côté ?
— Vous êtes très gentil.
— C’est à ça que servent les copains.
J’acceptai son invitation à une promenade sur le pont. La nuit était tranquille ; les brillantes étoiles d’Égypte flamboyaient au-dessus de nous, mais bien que je fisse de mon mieux pour m’ouvrir à un spectacle qui jamais auparavant n’avait manqué de m’inspirer et m’apaiser, bien que le pas de mon compagnon se ralentît pour s’accorder au mien, et que son silence compatissant convînt à mon humeur, la tentative fut un échec. Comment aurais-je pu me perdre dans la magie de la nuit alors qu’un autre qu’Emerson marchait à mes côtés ? Bientôt, j’annonçai mon intention de me retirer et souhaitai affectueusement une bonne nuit à Cyrus.
En gagnant ma cabine, je fis une pause devant la porte d’Emerson, me disant qu’il aurait peut-être besoin de quelque médication pour l’aider à dormir. Apparemment, ce n’était pas le cas. Quand je frappai à la porte, je n’obtins aucune réponse.
J’hésitais, maudissant les étranges circonstances qui m’empêchaient de me conformer aux exigences du devoir et de l’affection. J’appréhendais de m’aventurer dans la pièce sans sa permission, mais je ne pouvais m’éloigner sans m’être assurée qu’il ne souffrait pas – ce que son courage lui eût interdit d’avouer – et qu’il n’avait pas perdu connaissance.
Écouter aux portes est un acte méprisable auquel je ne m’abaisserai jamais. Les franges de mon châle se prirent inexplicablement dans la charnière de la porte. La frange était très longue et soyeuse, et il me fallut un moment pour la dégager sans rompre les fils. Tout en m’affairant, j’écoutais, à l’affût du moindre ronflement ou gémissement. Je ne perçus que le silence.
Quelque chose se pressa contre mon genou. La surprise m’arracha une exclamation étouffée et, en me tournant, je vis Anubis frottant sa tête contre moi. Près du chat, deux pieds chaussés de pantoufles aux bouts retroussés à la mode indigène, mais je connaissais ces pieds, tout comme chaque autre pouce de cette anatomie-là.
Emerson, vêtu d’une ample robe égyptienne, se dressait au-dessus de moi, bras croisés, sourcils levés.
— Où étiez-vous ? m’écriai-je, oubliant dans ma surprise que cette question n’apporterait qu’une réponse sarcastique ne m’apprenant pas ce que je désirais savoir.
— Dehors, répondit Emerson, et maintenant, je me propose de rentrer, si dans votre grande bonté vous voulez bien me laisser passer.
— Certainement, fis-je en m’effaçant.
— Bonne nuit, dit-il en ouvrant la porte.
Il entra – précédé du chat – et claqua le battant sans me laisser le loisir de répondre, mais j’avais quand même eu le temps de remarquer que le pansement, qui lui avait couvert la moitié du visage, ne mesurait plus guère que trois pouces. Ce nouveau pansement était fait très proprement, ce n’était donc pas lui qui s’en était chargé, mais une personne aux doigts fins et habiles.
*
* *
Notre messager partit avant l’aube pour attraper le train du Caire. Cyrus ayant proposé que nous envoyions l’un de ses hommes plutôt que Selim, j’avais accepté avec plaisir. J’aurais besoin de chaque homme loyal à partir de ce moment si Emerson persistait à vouloir travailler dans l’oued.
Quand nous fûmes réunis pour le petit déjeuner, j’examinai mes compagnons avec le soin d’un général passant son armée en revue. L’attitude de Charles et René m’inspirait quelque inquiétude, l’association d’yeux cernés et de sourires vagues était des plus suspectes. Cependant, les capacités de récupération de la jeunesse sont immenses, et je ne doutais pas qu’ils fussent capables de réagir à mes ordres avec autant de vigueur que de célérité.
Je ne m’étais pas encore habituée à voir Cyrus sans sa barbiche, mais j’approuvais le changement ; j’avais toujours vu dans la barbiche une forme particulièrement ridicule d’ornement facial. Comme de coutume, il paraissait frais et dispos.
Dois-je préciser que mes yeux s’attardèrent plus longuement sur le visage d’Emerson ? Je remarquai avec plaisir qu’il s’était rasé en se levant, alors que j’avais pensé qu’il laisserait sa barbe repousser afin de me contrarier. La partie visible de la plaie, la plus étroite, semblait se cicatriser de façon satisfaisante. Une longue bande de sparadrap ornait la noble courbe du nez, mais la fossette du menton s’offrait à mon regard admiratif. Sa bouche aussi était visible. Quand il croisa mon regard les commissures se serrèrent en une expression qui fit naître en moi les plus sinistres pressentiments. Mais il ne dit rien.
Je n’avais aucune preuve qu’il eût rendu visite à Bertha. Je n’avais pas posé de questions. Je préférais m’en abstenir.
Quand elle nous rejoignit sur le pont, je remarquai qu’elle avait apporté de légères modifications à sa tenue. Sa robe était du même noir discret, mais le voile ne couvrait plus que le bas de son visage, et il était fait d’un tissu presque transparent, qui laissait voir les contours arrondis de ses joues et la forme délicate de son nez. L’enflure semblait avoir disparu, et bien qu’elle les baissât pudiquement, ses yeux sombres, ornés de longs cils, semblaient limpides.
Certaines sources bien informées prétendent que les charmes à demi cachés sont les plus séduisants. Les charmes voilés de Bertha exerçaient, de toute évidence, un attrait puissant sur René (selon les mêmes sources, les gentlemen français sont particulièrement réceptifs), et il avait déjà été touché par sa triste histoire ; plusieurs fois il s’était approché pour lui offrir le soutien de son bras ou la consolation d’un salut amical. En gravissant le sentier menant au site, je vis qu’il l’avait débarrassée du ballot qu’elle portait, et marchait à ses côtés.
Je commençais à partager l’avis d’Emerson sur la présence de femmes dans les expéditions archéologiques. Il faudrait prendre des mesures touchant Bertha. Même si elle était victime et non espionne, elle avait le don de tourner la tête aux deux jeunes gens, ce qui les monterait l’un contre l’autre et réduirait leur efficacité.
Quand, laissant derrière nous les champs cultivés, nous nous engageâmes sur la piste du désert, j’aperçus le nuage de vapeur qui annonçait l’arrivée d’un steamer. Tous ne s’arrêtaient pas à Amarna, mais celui-ci, de toute évidence, s’apprêtait à faire halte.
— Flûte ! dis-je à Cyrus qui se trouvait à mes côtés, Emerson n’est pas de très bonne humeur en ce moment, et les touristes ont toujours un effet désastreux sur lui. J’espère que ceux-ci nous laisseront en paix.
— Ils ne s’arrêtent que le temps de voir les sols en mosaïques découverts par Mr Petrie, m’assura-t-il.
— C’est bien de Petrie, de laisser ainsi ses trouvailles à la merci des touristes et autres vandales ! récriminai-je. Une fois, nous avons découvert un magnifique fragment de mosaïque, et il a été détruit. Depuis, nous recouvrons ou emportons tout ce que nous trouvons.
Bien entendu, Cyrus était d’accord. Je gardais un œil sur le steamer, facile à localiser grâce à la vapeur de ses cheminées. Aucun « satané touriste » ne s’approcha de nous. Au bout de quelques heures, la volute régulière s’inclina et disparut. Je chassai alors le bateau de mon esprit. Je ne craignais point que Kevin fût parmi les passagers, il viendrait par le moyen le plus rapide, probablement le train. Mais Vincey, sournois, diabolique comme il l’était, aurait pu utiliser un moyen de transport peu probable, justement parce qu’il était peu probable.
Emerson avait mis toute l’équipe au travail sur la maison du contremaître, sauf Ali et moi qui finissions de dégager les derniers débris de la deuxième des maisons plus modestes. C’était là que nous avions le plus de chances de trouver de petits objets ; aussi devions-nous procéder lentement et délicatement. Certains objets, surtout ceux en faïence translucide, étaient extrêmement fragiles ; d’autres, comme les colliers en perles, montraient encore leur dessin d’origine, bien que le fil eût pourri depuis longtemps. Qu’il m’eût confié cette tâche minutieuse prouvait qu’Emerson avait de plus en plus confiance en ma compétence, et je crois pouvoir dire, en toute modestie, que sa confiance était méritée.
Les murs qui entouraient la pièce où je travaillais avaient subsisté jusqu’à une hauteur d’un bon mètre, de sorte que je ne voyais rien de ce qui se passait à l’angle sud-ouest du site. Mais j’entendais. La plupart des remarques émanaient d’Emerson, c’étaient essentiellement des jurons, dont beaucoup s’adressaient à Abdullah. Notre dévoué raïs suivait Emerson comme son ombre, et celui-ci, enclin à une certaine brusquerie de mouvements, ne cessait de se heurter à lui.
Abdullah fut le premier à repérer les hommes qui approchaient. Son cri « Sitt Hakim ! » me fit lever d’un bond, et je dirigeai mon regard vers les silhouettes qu’il me désignait.
Ils étaient deux, vêtus à l’européenne. L’un d’eux, plus rond et plus petit, avait pris du retard sur son compagnon, qui avançait à grandes enjambées. Un casque de liège couvrait ses cheveux et obscurcissait ses traits, mais quelque chose, dans cette haute taille et ce maintien très droit, me fit frissonner d’inquiétude. Je franchis le mur et me précipitai pour arrêter Abdullah qui partait à la rencontre des deux arrivants, un poignard à la main.
— Attendez ! dis-je, lui saisissant le bras pour donner plus de poids à mon ordre, restez calme. Ils ne sont que deux, et ils n’approcheraient pas aussi ouvertement si…
Un cri d’Abdullah et un mouvement, non des deux hommes devant moi, mais dans mon dos, me coupa la parole. Abdullah tenta de libérer son bras de mon étreinte.
— Laissez-moi le tuer, Sitt, c’est un démon, un affrit ! Regardez, il va saluer son maître.
Le chat avait sauté du mur où il dormait en plein soleil. Il courut vers l’homme qui s’arrêta pour l’accueillir. L’animal frotta sa tête contre la main de l’homme, mais quand celui-ci voulut le prendre, il s’écarta et alla s’asseoir à quelques pas de là.
Je saisis mon pistolet.
— Ne bougez pas d’un pouce, Abdullah, vous risqueriez de vous retrouver dans ma ligne de mire.
— Excellent conseil, fit une voix derrière moi, mais je dirais que le seul endroit sûr, c’est derrière un gros rocher, aplati par terre. Posez ce pistolet, Peabody, vous allez blesser quelqu’un.
— C’est bien mon intention, s’il m’en donne le moindre prétexte. Que diable peut-il avoir en tête, pour venir tout tranquillement à nous ? Vous savez qui c’est, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, répliqua Emerson, je vous prie de ne pas lui tirer dessus avant que nous ayons entendu ce qu’il veut nous dire. Je brûle de curiosité.
Cyrus et les autres hommes nous avaient rejoints.
— Moi aussi ! enchérit Cyrus. Laissez-le parler, Amelia, je l’ai dans mon collimateur.
Sa voix était égale, sans relief, il plissait les yeux et gardait la main dans sa-poche.
— Moi aussi, fis-je, visant le milieu de la poitrine de Vincey.
Il s’était arrêté à quelques mètres de nous, mains vides ouvertes devant lui.
— Je n’ai pas d’arme, dit-il tranquillement, fouillez-moi si vous voulez. Mais permettez-moi de parler pour me laver des soupçons que vous nourrissez contre moi, non sans quelque raison. Je ne les ai appris qu’il y a quelques jours, et depuis lors j’ai passé mon temps à rassembler les éléments qui prouveront que je ne suis pas celui que vous croyez.
— Impossible ! m’écriai-je. Je vous ai vu de mes propres yeux !
— Vous ne pouvez pas m’avoir vu. J’étais à Damas, comme je vous l’avais dit. J’ai amené mon alibi avec moi.
Il désigna le deuxième homme, qui l’avait maintenant rejoint. Il avait un visage rond et rouge, orné d’une paire de superbes moustaches recourbées comme les cornes d’un buffle d’eau. Enlevant son couvre-chef, il inclina tout le haut de son corps en un salut raide et compassé.
— Guten morgen, meine freunde. J’ai plaisir à vous saluer enfin. Je n’ai pu le faire quand vous êtes passés au Caire, car je me trouvais à Damas.
— Karl von Bork ! m’exclamai-je. Mais je vous croyais à Berlin, avec le professeur Sethe ?
— J’y étais, jusqu’à l’été, où une place dans l’expédition de Damas fut à moi offerte. On avait trouvé des vestiges égyptiens…
— Oui, maintenant je me rappelle, coupai-je. (Car, comme mon fils, Karl parle jusqu’à ce qu’on l’interrompe.) Quelqu’un – je crois que c’est le Révérend Sayce – me l’a dit quand nous avons dîné ensemble au Caire. Mr Vincey était donc avec vous ?
— Ja, ja, das ist recht. J’étais de fièvre malade, et craignais de mettre longtemps à guérir. Il me fallait un remplaçant pour continuer mon travail. C’est le Bon Dieu qui m’a rendu la santé plus tôt que je n’espérais, et quand Herr Vincey m’a envoyé un télégramme pour dire que la police l’accusait de terribles crimes, je me suis précipité pour l’innocenter. J’ai appris, avec une horreur et un désarroi que ma langue ne peut exprimer, l’accident du Herr Professor, mais jamais je n’aurais supposé…
— Oui, Karl, merci. La police a donc accepté votre histoire ? Je m’étonne qu’ils ne m’aient pas prévenue…
— Ils m’ont dit seulement hier que je n’étais plus soupçonné, expliqua Vincey, nous sommes partis aussitôt pour Amarna, car je désirais encore plus m’innocenter devant vous que devant la police. (Il commença de fouiller dans sa poche, puis m’adressa un sourire interrogateur.) Me permettrez-vous ? J’ai apporté d’autres preuves ; des billets de train, datés et poinçonnés, un reçu de l’hôtel Sultana, des attestations d’autres membres de l’expédition.
— La parole de Karl me suffit, dis-je, c’est un vieil ami que nous connaissons depuis des années…
— Humpf, fit Emerson, qui bien sûr ne se souvenait pas d’avoir jamais vu Karl.
— Tout de même, repris-je, j’espère que Karl ne s’offensera pas si j’appelle un autre témoin, et demande à Cyrus de vous tenir en joue – c’est l’expression consacrée, je crois – pendant que je vais chercher ce témoin.
— Bonne idée, approuva Cyrus, non que je doute de votre parole, von Bork, mais c’est l’histoire la plus abracadabrante que j’aie jamais entendue. Si ce n’était pas Vincey… Alors qui…
— Chaque chose en son temps, l’interrompis-je. Où est Bertha ?
Nous n’eûmes pas à la chercher, elle était à quelques mètres derrière nous. René entourait du bras ses frêles épaules.
— Vous n’avez rien à craindre, lui disait-il, il ne peut plus vous faire de mal, ce misérable, ce bandit…
— Mais ce n’est pas lui, protesta Bertha.
— Je voudrais pouvoir lui donner une bonne correction… (La bouche de René s’ouvrit.) Hein, qu’est-ce que vous dites ?
— Ce n’est pas cet homme.
Se dégageant de l’étreinte protectrice de René, Bertha avança lentement, ses grands yeux sombres rivés sur Vincey.
— Ils se ressemblent comme les fils d’une même mère, mais ce n’est pas le même homme. Qui le saurait mieux que moi ?
*
* *
— C’était donc bien Sethos, en fin de compte, fis-je.
Nous nous étions installés à l’ombre et j’avais demandé à Selim de faire du thé. Au vu des preuves éclatantes qu’il nous avait fournies, il aurait semblé injuste d’exclure Mr Vincey, mais je remarquai que Cyrus tenait sa tasse de la main gauche, gardant la droite dans sa poche.
— La conclusion s’impose, poursuivis-je. Qui d’autre qu’un as du déguisement – et nous savons que le Maître du Crime en est un – aurait pu imiter si bien l’apparence de Mr Vincey ?
D’une voix dangereusement douce, Emerson demanda des éclaircissements. J’obtempérai sans entrer dans les détails, laissant de côté certaines de nos rencontres passées avec Sethos. Quand j’en eu fini, Emerson me dévisagea attentivement avant de parler.
— Je commençais à croire que votre cerveau était moins embrumé que celui de la plupart des femmes, Peabody, je serais désolé d’apprendre que je me trompais, mais ce tissu d’absurdité, cette fiction incroyable…
— Cet homme existe, intervint Vincey. (L’œil critique d’Emerson se posa sur lui et il rougit légèrement.) Tous ceux qui ont fréquenté le milieu des antiquités frauduleuses le connaissent. Le malheureux incident de mon passé, que je regrette amèrement et que depuis lors je m’efforce d’expier, m’a mis en contact avec ce milieu.
— Ja, ja, fit Karl en opinant vigoureusement du chef, moi aussi j’en ai entendu parler. Natürlich, on se dit que ce ne sont que des rumeurs sans fondement, mais quand une personne aussi distinguée que Monsieur de Morgan…
— Crénom de nom ! hurla Emerson, virant au rouge. Il semble falloir admettre que quelqu’un a profité de l’absence de Vincey, mais je ne veux plus entendre ces histoires ridicules de « Maître du Crime ». Vous autres, idiots crédules que vous êtes, vous pouvez passer la journée ici, à échafauder vos contes de fées, si ça vous chante, mais moi je retourne travailler.
Et il partit, Abdullah sur ses talons et Anubis sur les talons d’Abdullah. Vincey me décocha un sourire piteux.
— J’ai perdu la loyauté d’Anubis, dirait-on. Les chats sont des créatures rancunières. Il m’en veut de l’avoir abandonné, je suppose, et les excuses ne serviront à rien. J’espère que vous serez plus indulgente, Mrs Emerson. Me croyez-vous ?
— Aucune personne raisonnable ne peut douter devant les preuves que vous nous avez fournies dis-je, regardant tour à tour la petite pile de reçus et de déclarations – que j’avais bien sûr étudiés avec soin – et le visage solennel de Karl von Bork. Et ce malentendu m’a donné le plaisir de revoir Karl. Comment va Mary, Karl, nous avons entendu dire qu’elle était souffrante ?
— Elle va mieux, je vous remercie, mais… le Herr Professor… c’est donc vrai, ce que nos amis nous ont dit ? Il semblait ne pas me reconnaître.
— Il souffre d’une perte temporaire de mémoire dans certains domaines, avouai-je (ç’aurait été folie que de le nier). Mais ce fait n’est pas connu du grand public, et j’espère que vous serez discret – en particulier avec Walter, si vous avez l’occasion de lui écrire.
— Nous communiquons moins que je ne voudrais. Un savant d’un profond éclat, est Mr Walter Emerson. Dans mon propre domaine, la philologie, il est l’étoile la plus brillante. Il ne sait pas que son très distingué frère…
— Nous espérons une guérison totale, répondis-je fermement. Inutile d’inquiéter Walter. J’aimerais beaucoup bavarder encore avec vous, Karl, mais je ferais mieux de retourner à ma tâche. Nous verrons-nous plus tard ? J’espère que vous dînerez tous deux avec nous ce soir, sur la dahabieh de Mr Vandergelt.
Je jetai un coup d’œil à Cyrus, cherchant confirmation de mon invitation. Toujours aux prises avec le délicat problème de boire son thé de la main gauche, il hocha la tête avec brusquerie.
— Je pense que nous ferions mieux de partir, dit Vincey, vous êtes une femme bonne et juste, Mrs Emerson, mais vous ne pouvez pas, pour le moment, vous sentir tout à fait à l’aise en ma présence, je dois vous rappeler trop de pénibles souvenirs. Nous passerons la nuit à Minia et reprendrons notre route demain matin. Karl doit retourner à ses fouilles, il n’a déjà consacré que trop de temps à mes affaires. Pour moi, je suis à votre disposition, pour tout et à tout moment.
— Où serez-vous ? m’enquis-je.
— Dans mon appartement du Caire, m’employant à la même chose que vous. (Son visage se durcit.) Ma réputation a été ternie, souillée. Cette tache restera jusqu’à ce que le bandit qui m’a diffamé soit pris et puni. Mes raisons de le poursuivre sont moins impérieuses que les vôtres, mais j’espère qu’il vous sera réconfortant de penser que nous œuvrons dans le même sens.
J’étreignis Karl, ce qui le fit rougir et bégayer, et serrai la main de Mr Vincey. Cyrus ne fit ni l’un ni l’autre. Il ne sortit pas la main de sa poche avant que les deux silhouettes s’estompent, changées en fantômes par la distance et les tourbillons de sable. Puis il dit :
— Je dois être un vieux Yankee à la tête dure, mais j’éviterai de tourner le dos à ce Vincey.
— Vous connaissez Karl depuis aussi longtemps que moi. J’ai autant confiance en sa parole qu’en celle de Howard Carter ou de Mr Newberry.
— Plus un homme est honnête, plus il est facile à rouler, grommela Cyrus, Amelia, promettez-moi que si Mr Vincey vous invite dans une ruelle sombre, vous n’irez pas au rendez-vous.
— Cyrus ! Vous savez bien que je ne ferai jamais rien d’aussi stupide !
Quand je retournai m’occuper de la petite bague en faïence que je dégageais de sa gangue avec d’infinies précautions, je vis qu’Anubis était étendu sur le mur. Je l’avais oublié jusque-là, tout comme Mr Vincey, apparemment. De toute évidence, son « fidèle compagnon » n’était pas aussi fidèle qu’il l’avait cru. Pourtant, je ne pouvais blâmer l’animal de préférer ma compagnie et celle d’Emerson.
À l’aide de pinceaux et de minuscules pinces, je sortis l’anneau de la matrice de boue séchée qui l’emprisonnait. Emerson vint voir comment je m’en tirais, et je lui tendis la bague – ou, pour être plus précis, le chaton. Nous trouvions beaucoup de ces objets courants, faits de mauvaise faïence, fragiles. Mais la plupart du temps, l’anneau, plus fin, était absent ; c’est peut-être parce qu’ils étaient brisés qu’ils avaient été jetés. Parfois, ces bagues portaient le nom du pharaon régnant et constituaient un gage de la loyauté de celui qui les portait, d’autres étaient ornées de l’image du dieu favori de leur propriétaire.
— Bès, annonçai-je.
— Humpf. Donc, la dévotion d’Akhenaton à son « dieu unique » n’était pas partagée par tous les citoyens d’Amarna.
— L’attrait des petits dieux du foyer devait être difficile à combattre, remarquai-je en me redressant sur mes talons et massant mes épaules douloureuses, voyez la popularité de certains saints dans les pays catholiques. Bès était le patron de l’amusement et de la… heu… félicité conjugale…
— Humpf. Très bien, Peabody, ne traînez pas, il y a encore un bon tas de sable à tamiser.
Je consignai la bague sur le registre et la plaçai dans la boîte appropriée, étiquetée du chiffre assigné à la section de terrain, la maison, et la pièce elle-même. En me penchant de nouveau sur ma tâche, je me sentis étrangement déprimée. J’aurais dû être heureuse d’entendre Emerson utiliser sans « Miss » mon nom de jeune fille, appellation affectueuse que j’aimais tant. Il l’employait maintenant comme il le faisait à l’origine, dans une intention sarcastique, mais même cela constituait un pas en avant, car c’était une reconnaissance tacite de l’égalité qu’il aurait accordée à n’importe quel collègue, pourvu qu’il fût de sexe masculin.
Ce n’était pas Emerson qui avait fait changer mon humeur, ni même la découverte ahurissante de l’innocence de Mr Vincey – quoique la perspective d’affronter, non un criminel ordinaire, mais ce génie du crime énigmatique et inconnu, qui avait si souvent échappé à la justice, fût réellement décourageante. Ce qui me gênait le plus, c’était d’être forcée d’admettre que je m’étais trompée dans mon analyse du caractère de Sethos. J’avais eu la crédulité de croire en l’honneur de cet homme étrange, de croire à sa promesse de ne plus jamais s’immiscer dans ma vie. De toute évidence, il n’était pas plus digne de confiance dans ce domaine que dans les autres. Je n’aurais dû être ni surprise, ni déçue. Mais je l’étais. Quand nous reprîmes le chemin de la dahabieh, le globe enflé du soleil descendait vers le fleuve, nimbé par la brume du soir. Emerson avait fait travailler son équipe d’arrache-pied. Il s’était montré tout aussi exigeant envers lui-même, et plus encore envers moi. Raide et courbatue d’être restée si longtemps accroupie, j’acceptai avec reconnaissance le bras que m’offrait Cyrus. René donnait le sien à Bertha. Observant pensivement le couple disparate – le jeune homme svelte et élégant, flanqué de ce ballot d’étoffe informe – je remarquai :
— Je ne suis pas du genre à contrarier les élans amoureux, Cyrus, mais je n’approuve pas cette relation. Les intentions de René ne peuvent être sérieuses – il n’a certainement pas l’intention de l’épouser.
— Je l’espère bien ! s’exclama Cyrus. Sa mère vient d’une grande famille noble française, elle aurait une attaque s’il ramenait une fleur aussi flétrie.
— Je vous en prie, ne mentionnez pas ce détail devant Emerson : il a autant de préjugés contre la noblesse que contre les jeunes couples d’amoureux. Cependant, je ne peux approuver une liaison sans suite, ce ne serait pas juste pour cette pauvre fille.
— Je présume que vous avez déjà fait des plans pour son avenir, fit Cyrus, la bouche incurvée. Aura-t-elle son mot à dire ?
— Vous avez un délicieux sens de l’humour, mon cher Cyrus, je n’ai pas eu le temps de réfléchir sérieusement à la question. D’abord, il faudra que je découvre ses véritables talents, et la meilleure façon d’en tirer parti. Mais je ne la laisserai certainement pas retomber dans la vie de dépravation et de mauvais traitements qu’elle a connue jusqu’à présent. Un mariage honorable ou un métier honorable, quel autre choix s’offre à une jeune femme qui a la chance de pouvoir choisir ?
La main de Cyrus se porta vers son visage. En l’absence de barbiche à tirer, comme il le faisait toujours quand il était perplexe ou dérouté, il se frotta le menton.
— Je crois que vous êtes meilleur juge que moi, fit-il.
— Je le crois, en effet, dis-je en riant. Je sais bien ce que vous pensez, Cyrus : je suis une femme mariée et non une jeune fille sans expérience. Mais vous avez tort. Les hommes croient toujours ce qu’ils ont envie de croire, et l’une de leurs illusions les plus déplaisantes concerne le… le…
Alors que je cherchais la meilleure façon d’exprimer ce point délicat (et à vrai dire, il n’existe pas de façon délicate de l’exprimer), je vis la silhouette noire de Bertha s’approcher de René, et sa tête s’incliner vers lui.
— Ne cherchez pas, ma chère, je vois ce que vous voulez dire, sourit Cyrus.
Mais ce n’était pas la gêne qui m’avait fait perdre le fil. Le mouvement ondulant, chaloupé de la jeune femme avait éveillé un vieux souvenir presque oublié. Je connaissais une autre femme dont la démarche possédait cette même grâce sinueuse. Son nom figurait sur la liste que j’avais adressée à Sir Evelyn Baring.
*
* *
Quand j’arrivai au village, avec Cyrus, le maire m’attendait. Avant même qu’il parle, son visage fermé m’indiqua ce qu’il avait à m’annoncer.
— Aucune trace de Mohammed ? m’enquis-je.
— Il n’est pas revenu au village, Sitt, et plusieurs hommes ont fouillé les falaises toute la journée. Hassan ibn Mahmoud croit qu’il s’est de nouveau enfui.
— J’aimerais parler à Hassan, dis-je, adoucissant ma requête de quelques pièces et précisant qu’il y en aurait autant pour Hassan s’il venait tout de suite.
Hassan survint promptement ; il nous épiait, caché derrière un mur. Il avoua sans détours qu’à lui aussi, Mohammed avait proposé de l’accompagner.
— Mais je ne ferais jamais une chose pareille, Sitt, dit-il en écarquillant les yeux autant qu’il pouvait.
L’effet n’était guère convaincant. Comme beaucoup d’Égyptiens, il avait les paupières enflammées par une infection chronique, et ses autres traits n’avaient rien de très séduisant.
— Je suis heureuse de l’entendre, Hassan, répondis-je posément, car si je pensais que vous voulez du mal au Maître des Imprécations, je vous arracherais le cœur par ma magie, et le jetterais au feu de la Géhenne. Mais vous avez peut-être accepté de suivre Mohammed, hier, pour l’empêcher de mettre ses projets à exécution ?
— L’honorable Sitt lit dans le cœur des hommes ! s’extasia Hassan. Mais avant que nous ayons pu agir, l’honorable Sitt a surgi, tirant des coups de pistolet en hurlant, et nous avons compris que le Maître des Imprécations était sauvé. Alors nous nous sommes tous enfuis.
Bien sûr, je ne croyais pas un mot de cette histoire, et Hassan le savait bien. Les lâches complices de Mohammed s’étaient cachés derrière les rochers pour voir qui prendrait l’avantage avant de risquer leurs précieuses carcasses, mais si je n’étais pas arrivée ils se seraient jetés sur Emerson comme une meute de chacals sur un lion blessé. Contenant mon mépris et ma colère, je sortis de ma poche quelques pièces supplémentaires et me mis à jouer négligemment avec elles.
— Quel était le plan de Mohammed ?
Il me fallut subir encore bien des protestations d’innocence avant de pouvoir extraire les quelques bons grains cachés dans l’ivraie des mensonges de Hassan. Il répétait que Mohammed n’avait pas l’intention de tuer Emerson – et cela je le croyais. Une fois leur victime maîtrisée et vaincue, il l’aurait transportée dans un endroit connu de Mohammed, où ils l’auraient laissée. Hassan jura qu’il n’en savait pas plus – et cela aussi, je le croyais. Lui et ses amis n’étaient que des hommes de main, des outils, appelés à servir un dessein précis, puis être abandonnés.
— Et maintenant, conclut tristement Hassan, Mohammed s’est sauvé. Vous l’avez blessé avec une de vos balles, Sitt, car il saignait en s’enfuyant, et je crois qu’il ne reviendra pas, malheureusement.
Je l’assurai que la récompense tenait toujours, offris des sommes moindres pour des informations supplémentaires, et le renvoyai. Je n’étais pas très gaie, mais j’avais quand même meilleur moral.
Le crépuscule s’étirait sur le sol comme une femme vêtue de longs voiles gris flottants. Les fleurs dorées des lampes s’épanouissaient aux fenêtres des maisons.
— Si je n’étais pas en compagnie d’une dame, je cracherais, dit Cyrus. J’ai un mauvais goût dans la bouche.
— Contre ce mal, fis-je en lui prenant le bras, je prescris en général un whisky soda. Et si vous me priez de me joindre à vous, je ne refuserai pas.
— Ne vous laissez pas décourager, ma chère. Vous vous y êtes très bien prise avec cette canaille. Si Mohammed n’a pas déjà quitté le pays, il va avoir ses copains aux trousses. Je ne crois pas que nous ayons encore à nous soucier de lui.
— Mais qui sera le suivant ?
Nous avions atteint la plage, les lumières chaudes et accueillantes de la dahabieh brillaient, et des effluves de mouton grillé nous chatouillaient les narines. De l’autre côté du fleuve, une unique étoile couronnait les falaises de l’ouest.
Je m’arrêtai.
— Me croirez-vous folle, Cyrus, si je vous confesse une faiblesse que j’ose à peine m’avouer à moi-même ? Puis-je me confier à vous ? Car j’éprouve le besoin de m’épancher auprès d’un ami qui puisse comprendre mes sentiments et ne pas m’en blâmer.
D’une voix rendue bourrue par l’émotion, Cyrus m’assura qu’il serait honoré de mes confidences. L’obscurité, ai-je déjà remarqué, est propice à la confession ; la douceur de la nuit, l’attention silencieuse d’un ami, me délièrent la langue, et je lui fis part de mon désir, égoïste et méprisable, de retourner au passé.
— Pouvez-vous me blâmer, demandais-je avec feu, d’avoir l’impression qu’un mauvais génie a intercepté la prière que j’avais eu la témérité d’adresser à notre bienveillant Créateur ? Les légendes et les mythes nous enseignent comment les vœux égoïstes sont déformés de façon à nuire à celui qui les émet, au lieu de l’aider. Souvenez-vous de Midas et de ses mains qui changeaient tout en or. Le passé est revenu, non pour m’aider mais pour me hanter. De vieux ennemis et de vieux amis…
— Ma chère, coupa Cyrus, vous avez trop les pieds sur terre pour croire à ces sornettes. Il me semble que vous attendez de moi non de la compassion mais une once de bon sens. Ces gens ne dormaient pas dans une sorte de musée éternel, attendant d’être réveillés pour se lancer aussitôt à votre poursuite. Ces dernières années, vous avez vu Karl de loin en loin, tout comme moi, Carter, et un tas d’autres gens. Les vieux ennemis eux aussi finissent forcément par réapparaître, et leur nombre s’accroît tous les jours, vu les méthodes que vous et Emerson employez. Il est impossible de revenir en arrière, Amelia. Nous sommes maintenant, pas autrefois, et vous ne pouvez aller que de l’avant.
J’inspirai à fond.
— Merci, Cyrus, j’en avais bien besoin.
Ses doigts fermes et chauds serraient les miens. Il se pencha vers moi.
— Le whisky soda dont vous parliez tout à l’heure finira de me guérir, dis-je, nous ferions mieux de rentrer, les autres vont se demander ce que nous sommes devenus.
*
* *
Ce soir-là, Emerson nous annonça que nous commencerions à travailler dans l’Oued Royal dès le lendemain, et qu’il avait l’intention d’y passer plusieurs jours et nuits. Nous, nous pourrions choisir de revenir à la dahabieh tous les soirs si nous le désirions, il nous autoriserait à partir assez tôt.
Cyrus me regarda. Je souris. Il leva les yeux au ciel et partit prendre les dispositions nécessaires.